Chapitre 24

 

 

Le linceul bleu du crépuscule recouvrait les montagnes. Au-dessus des pentes rocailleuses du mont Snowdon, des étoiles parsemaient la voûte céleste. Dans l’ombre des hauts sommets, un ruisseau coulait en suivant une crête parmi les épineux et les buissons. Le long du cours d’eau, deux hommes sautaient de rocher en rocher, dérapant parfois sur les galets. L’eau était glaciale bien qu’on fût en août et que les champs de Gwynedd, tout en bas, fussent brûlés par le soleil. En entendant le cri d’un oiseau se répercuter dans le ciel, l’un des deux hommes leva la tête. Les jambes immergées dans l’eau gelée, il lui fallut un moment pour reprendre sa respiration. Puis son compagnon lui jeta un coup d’œil et il se remit en route en s’aidant de sa lance qu’il plantait au fond du ruisseau.

Arrivés à une borne en pierre érodée qui émergeait au milieu des eaux, les deux hommes rejoignirent la rive et s’enfoncèrent dans l’épaisseur des arbres. Ils baignaient dans l’odeur de la terre et des herbes sauvages, et des papillons de nuit voletaient doucement autour d’eux. Au bout d’un moment, celui qui marchait en tête s’immobilisa subitement et étendit le bras pour arrêter son compagnon. Presque sans un bruit, plusieurs hommes sortirent alors des broussailles où ils se tenaient cachés.

— Qui va là ?

— Rhys et Hywel de Caernarfon, répondit l’un des deux hommes. Nous devons voir Madog.

Après un silence, les hommes s’écartèrent pour laisser passer les nouveaux venus.

La forêt s’éclaircit et après avoir escaladé une butte il atteignirent un plateau herbeux dominé par la masse du mont Snowdon. Éclairée par la lune, la forteresse qui s’élevait au milieu de ce paysage minéral avec des reflets argentés avait l’air presque immaculée. Rhys et Hywel savaient que, de jour, ses cicatrices étaient pourtant bien visibles, que les traces des incendies et les trous causés par les bombardes étaient autant de témoignages de son passé violent. Pendant les huit années qui avaient suivi sa chute, la forteresse était restée une ruine, habitée seulement par des araignées industrieuses et des faucons pèlerins. Sa restauration avait été le fruit d’un dur labeur et il y avait encore des échafaudages dressés en équilibre précaire sur les rochers. Il avait fallu récupérer une à une les pierres tombées au pied de l’édifice et les réassembler.

Grimpant lestement le long de la piste qui sinuait entre les rochers, les deux hommes arrivèrent aux portes du château. En haut des parapets, des silhouettes se dessinaient dans les halos des torches. Après avoir répondu à quelques questions, ils traversèrent la cour où s’ébattaient des oies et des moutons. Des hommes en cape de laine buvaient de la bière. Des cabanons en terre et en bois étaient alignés au pied des remparts, et les odeurs de cuisine se mélangeaient avec celles, nauséabondes, des latrines. En haut de l’escalier extérieur du donjon, après avoir dépassé d’autres gardes, les deux hommes entrèrent dans une salle sombre dont le sol et les murs étaient couverts de lichen verdâtre. Un feu crépitait dans un âtre au centre et la fumée montait au plafond, criblé de trous. Les fumerolles s’immisçaient par ces ouvertures jusqu’à l’étage supérieur, puis jusqu’au toit dont il manquait une moitié, ouverte sur le ciel étoilé. Plusieurs hommes étaient assis sur des bûches près du feu. Lorsque Rhys et Hywel entrèrent, ils tournèrent la tête.

Le plus jeune d’entre eux, qui avait un regard perçant sous une mèche de cheveux noirs, se leva.

— Vous ne deviez pas quitter votre poste avant deux mois.

Hywel s’avança.

— Où est lord Madog, Dafydd ?

— Ici.

Un homme d’une carrure peu ordinaire descendait de l’étage par une volée de marches en bois. Il avait les cheveux en bataille, comme s’il se réveillait, et portait une barbe de quelques jours. Il arriva au pied de l’escalier et traversa la salle dans leur direction en resserrant sa cape bordée de fourrure autour de ses épaules musculeuses. Il jeta un coup d’œil au jeune homme près du feu.

— Assieds-toi, mon frère, lui dit-il avant de reporter son attention sur les nouveaux arrivants. Pourquoi êtes-vous venus ?

— Les Anglais s’en vont, Madog, répondit Hywel.

Il avait encore le souffle coupé par la pénible montée jusqu’au château, mais ses yeux brillaient. Il prit le temps de s’éclaircir la voix. Madog fit signe à l’un des hommes près du feu.

— Donne-leur à boire.

— Cela a commencé il y a une semaine, expliqua Hywel en accueillant avec gratitude la coupe de bière qu’on lui tendait, qu’il porta à ses lèvres avant de la passer à Rhys. Nous avons eu vent que le roi de France s’était emparé du duché de Gascogne et que le roi Édouard lui avait déclaré la guerre. La garnison de Caernarfon a rejoint l’armée.

— Il s’est passé la même chose à Conwy et Rhuddlan, d’après nos camarades sur place, précisa Rhys. Dans tout le Gwynedd – et même dans tout le pays de Galles –, les soldats anglais partent. Ils n’en laissent qu’une poignée dans les châteaux. C’est une occasion unique pour nous, Madog.

— Mais les villes sont toujours pleines de colons anglais, dit Dafydd qui vint se poster à côté de son grand frère.

— Sans soldats pour les protéger, ce ne sont que des agneaux incapables de se défendre contre le loup.

Madog avait prononcé ces mots en levant la tête, et il fixa un long moment le ciel à travers les ouvertures du plafond.

— Il y a autre chose, dit Hywel. Le roi Édouard a pris des mesures que les hérauts anglais proclament dans tout le Gwynedd. Les Gallois doivent se battre. Nous devons tous rejoindre son armée pour combattre les Français.

Le visage de Madog se durcit dans la semi-obscurité.

— Rassemblez les hommes, ordonna-t-il avant de se tourner vers Dafydd. Et apporte-moi le coffre de mon cousin.

Tous les hommes autour du feu, ses chefs, s’étaient levés. Lisant sur leur visage la question qu’ils n’osaient poser, il hocha la tête :

— L’heure est venue.

 

Les torches brûlaient haut dans la cour, des étincelles tourbillonnaient dans la nuit avant de s’enfoncer dans le néant. Drapé dans sa cape, Madog se tenait sur les marches du donjon, et la tour martyrisée se dressait dans son dos. À côté de lui se trouvaient ses chefs, dont son jeune frère Dafydd qui avait à ses pieds un coffre sur lequel étaient gravés, en argent, des mots anglais. Devant eux, en contrebas, les faces de leurs hommes rougeoyaient parmi les flammes. Tous attendaient en silence. Madog étudia tous ces visages tournés vers lui, et sur lesquels il distinguait de la peur et de l’espoir, de l’envie et de l’excitation.

Certains d’entre eux vivaient avec lui au milieu de nulle part depuis des années, c’est-à-dire depuis la mort de Llywelyn ap Gruffudd. Pendant longtemps ils étaient restés cachés et avaient léché les plaies que leur avaient infligées les Anglais au cours de leur conquête, dix ans plus tôt, quand l’espoir d’un pays de Galles libéré avait été piétiné par les sabots ferrés de la cavalerie anglaise. Au fil des ans, d’autres hommes, qui ne voulaient pas vivre sous le joug anglais, avec ses lois étrangères, l’avaient suivi dans les collines, à mesure que les colons établissaient de nouvelles villes qu’ils remplissaient avec leurs propres hommes, obligeant les Gallois à s’adapter aux coutumes anglaises et à se soumettre à leur domination.

Madog commença son discours.

— En bas, dans les villes et les châteaux fortifiés, pendant les banquets où se bâfrent les Anglais, on dit de nous que nous sommes des bandits. Mais ce n’est pas le cas, car nous n’observons pas les lois anglaises, mais celles du royaume de Gwynedd. Certains d’entre vous se croient prisonniers parce qu’ils vivent reclus dans les montagnes. Je dis que nous ne sommes ni des bandits, ni des prisonniers. Ici, grâce à notre liberté, nous sommes des rois !

Quelques cris enthousiastes accueillirent ces paroles, et un ou deux hommes rirent. Madog poursuivit :

— Longtemps, nous avons attendu l’occasion de reconquérir nos terres. Aujourd’hui, nous en avons la possibilité. Les villes d’Édouard ne sont pas défendues, les soldats ont été appelés à la guerre. Nous aussi, on nous demande de nous battre aux côtés de ce roi dont les émissaires ont tellement imposé notre peuple qu’ils l’ont réduit à la misère. Mais nous ne brandirons pas nos lances pour ce tyran.

L’enthousiasme décupla.

— Nous les brandirons contre lui !

Des clameurs s’élevèrent, les hommes criaient en tapant la hampe de leur lance contre le sol. La voix de Madog s’éleva au-dessus du tumulte.

— Nous avons des alliés dans les montagnes au sud et à l’ouest, des hommes qui se rallieront à notre cause. Nous avons des armes. Et nous avons la volonté !

Les acclamations se faisaient de plus en plus fortes.

— Depuis des siècles, notre peuple parle du mab darogan, le guerrier qui nous conduira à la victoire contre les envahisseurs étrangers, l’homme qui nous fera entrer dans une nouvelle ère. Les prophètes disent que sa venue sera annoncée par des signes et des présages.

Madog se tourna vers son frère.

— Je dis que ceci est le signe que nous attendions ! C’est le présage !

Dafydd s’accroupit devant le coffre gravé pour l’ouvrir. Avec précaution, révérence même, il en sortit une petite couronne d’or, dont la surface était dentelée. Quand il la passa à son frère, le silence revint dans l’assemblée.

Madog se tenait devant eux, ses cheveux noirs balayés par le vent.

— Cette couronne, un homme dont je partage le sang l’a portée autrefois. Avant que le puissant Llywelyn ne meure en pleine bataille, il me l’a transmise. Je l’ai cachée lorsque le roi Édouard est venu la chercher, car il désirait s’en approprier le pouvoir.

Le cœur battant, Madog leva la couronne. Les dix dernières années de sa vie convergeaient tout entières vers cet instant.

— Aujourd’hui, il est temps de sortir de ces montagnes protectrices, il est temps de brandir nos lances contre l’ennemi. Et je vous conduirai, non en tant que Madog ap Llywelyn, mais comme votre prince, car je tiens entre mes mains la Couronne d’Arthur et, selon une prophétie immémoriale, quiconque porte ce diadème devient prince du pays de Galles.

 

Insurrection
titlepage.xhtml
jacket.xhtml
ROBYN YOUNG 1_split_000.htm
ROBYN YOUNG 1_split_001.htm
ROBYN YOUNG 1_split_002.htm
ROBYN YOUNG 1_split_003.htm
ROBYN YOUNG 1_split_004.htm
ROBYN YOUNG 1_split_005.htm
ROBYN YOUNG 1_split_006.htm
ROBYN YOUNG 1_split_007.htm
ROBYN YOUNG 1_split_008.htm
ROBYN YOUNG 1_split_009.htm
ROBYN YOUNG 1_split_010.htm
ROBYN YOUNG 1_split_011.htm
ROBYN YOUNG 1_split_012.htm
ROBYN YOUNG 1_split_013.htm
ROBYN YOUNG 1_split_014.htm
ROBYN YOUNG 1_split_015.htm
ROBYN YOUNG 1_split_016.htm
ROBYN YOUNG 1_split_017.htm
ROBYN YOUNG 1_split_018.htm
ROBYN YOUNG 1_split_019.htm
ROBYN YOUNG 1_split_020.htm
ROBYN YOUNG 1_split_021.htm
ROBYN YOUNG 1_split_022.htm
ROBYN YOUNG 1_split_023.htm
ROBYN YOUNG 1_split_024.htm
ROBYN YOUNG 1_split_025.htm
ROBYN YOUNG 1_split_026.htm
ROBYN YOUNG 1_split_027.htm
ROBYN YOUNG 1_split_028.htm
ROBYN YOUNG 1_split_029.htm
ROBYN YOUNG 1_split_030.htm
ROBYN YOUNG 1_split_031.htm
ROBYN YOUNG 1_split_032.htm
ROBYN YOUNG 1_split_033.htm
ROBYN YOUNG 1_split_034.htm
ROBYN YOUNG 1_split_035.htm
ROBYN YOUNG 1_split_036.htm
ROBYN YOUNG 1_split_037.htm
ROBYN YOUNG 1_split_038.htm
ROBYN YOUNG 1_split_039.htm
ROBYN YOUNG 1_split_040.htm
ROBYN YOUNG 1_split_041.htm
ROBYN YOUNG 1_split_042.htm
ROBYN YOUNG 1_split_043.htm
ROBYN YOUNG 1_split_044.htm
ROBYN YOUNG 1_split_045.htm
ROBYN YOUNG 1_split_046.htm
ROBYN YOUNG 1_split_047.htm
ROBYN YOUNG 1_split_048.htm
ROBYN YOUNG 1_split_049.htm
ROBYN YOUNG 1_split_050.htm
ROBYN YOUNG 1_split_051.htm
ROBYN YOUNG 1_split_052.htm
ROBYN YOUNG 1_split_053.htm
ROBYN YOUNG 1_split_054.htm
ROBYN YOUNG 1_split_055.htm
ROBYN YOUNG 1_split_056.htm
ROBYN YOUNG 1_split_057.htm
ROBYN YOUNG 1_split_058.htm
ROBYN YOUNG 1_split_059.htm
ROBYN YOUNG 1_split_060.htm
ROBYN YOUNG 1_split_061.htm
ROBYN YOUNG 1_split_062.htm
ROBYN YOUNG 1_split_063.htm
ROBYN YOUNG 1_split_064.htm
ROBYN YOUNG 1_split_065.htm
ROBYN YOUNG 1_split_066.htm
ROBYN YOUNG 1_split_067.htm
ROBYN YOUNG 1_split_068.htm
ROBYN YOUNG 1_split_069.htm
ROBYN YOUNG 1_split_070.htm
ROBYN YOUNG 1_split_071.htm
ROBYN YOUNG 1_split_072.htm
ROBYN YOUNG 1_split_073.htm
ROBYN YOUNG 1_split_074.htm
ROBYN YOUNG 1_split_075.htm
ROBYN YOUNG 1_split_076.htm
ROBYN YOUNG 1_split_077.htm
ROBYN YOUNG 1_split_078.htm
ROBYN YOUNG 1_split_079.htm
ROBYN YOUNG 1_split_080.htm
ROBYN YOUNG 1_split_081.htm